TROP
– Attention
Boum. Évité de justesse. Pour la troisième fois de la semaine, Dan échappe à l’accident. Perdu de nouveau au fin fond de ses pensées, il marche. Marche en diagonale au beau milieu de cette ville floue, quelque part en Amérique.
Sa dégaine fait peur aux gens. Des boutons à l’orée de l’agonie, des bottes qui se souviennent à peine d’être d’allure cow-boy, un bout de cigarette humide au coin d’une lèvre asséchée, trop grand, trop maigre, trop… Dan est trop.
Trois semaines d’errance l’ont conduit ici. Où ? Ici. Des maisons, des rues, des camions, des sifflements, des pavés en abondance et des tas de terre abandonnés à l’odeur de défection. Main tendue, il demande la vie, il quête le regard des gens qui fuient. Ils craignent son œil éteint, son dos qui n’en finit plus de finir.
Ses genoux s’entrechoquent, mal à l’aise au milieu de ses jambes arquées;
Efflanqué comme Lucky Luke. Même le soleil refuse de s’y refléter.
« HOMBRE… sans ombre… »
Dans sa tête, des papillons s’envolent. Il s’est trompé de siècle, de monde. Sa vie ? Il la voudrait dans une bande dessinée, héros au cœur malléable, beau, fort entre deux nuages de fumée dans un désert aride; une vie clichée pour adolescent en mal de devenir; il voudrait atteindre le bout de l’arc-en-ciel, la ligne rouge, celle qui semble courbée sur son cheval et qui atteint l’horizon. Galoper au delà des rêves et des cauchemars, puis s’envoler vers le n’importe où, l’ailleurs.
Dan n’est que trop. Trop vrai, trop grand, trop maigre, trop…
***
– C’est qui mon père ? Tu vas m’le dire. J’peux pus m’endurer. J’m’en crisse que tu brailles, tu vas m’le dire. J’t’ressemble pas. D’où c’est que j’viens ? Pourquoi chu tout seul ? Pourquoi tu m’as fait? C’est qui ? c’est qui ? c’est qui ?
Trop fort. Il a poussé sa mère un peu trop fort. Juste assez pour que la tête percute la vieille table de la salle à dîner. Absence de coups, rechargement du canon de violence. Mal. Le mal à la pointe de l’orgueil, mal. La vieille table matricide, témoin silencieux de tant et tant de non-dit.
***
Rouge; vert; stop; céder. Marcher, courir FUIR!!! Les signes se succèdent, il observe. La foule s’interrompt, piaffe, se cabre, trotte, galope, rue et s’arrête à nouveau. Tous ces gens bien dressés… Une deux… Marche,
stop;
SUFFOQUE.
Douleur. Brûlure à l’abdomen. Faim. Ça pince, ça brûle. Toujours le goût métallique dans la bouche. Souvenir d’une Winchester imaginaire… Bing bang… Tué le Sioux… Comme une fourmi sous le talon désaffuté de sa botte gauche. Son blouson délavé pèse deux tonnes. Quelle heure est-il ? où ? Ici. Des maisons, des camions, des rues.
Tous ces visages qui se ressemblent. Pourquoi, lui; semble-t-il différent ? Sa peau trop foncée, trop grand, trop maigre, trop. D’un coup de tête, il rassemble ses cheveux rebelles, trop fins, trop noirs.
« TILT ».
Comme le flipper de chez Joe Bin.
« TILT ».
Son cerveau déraille. Surcharge. « TILT » « boum » « Tilt »… Déraillement…
***
Qui est-elle cette femme qui pleure à son chevet ? Trop petite, trop pâle. C’est sa mère. Un simple pansement sur le coin de la tête. Trois semaines ont passé, il ne l’a pas tuée, modestement blessée. Sa petite silhouette chancelle sous le poids de la tristesse, mais elle va bien.
Ces tuyaux partout, pour qui sont-ils installés ? Transfuge transfusé. Tous ces tubes défraîchis à bout d’espoir de sauvetage d’une vie ? Ces appareils hydraulico-médicaux témoins d’un siècle aseptisé. Ces corpulentes femmes au teint suppurant qui s’affairent autour de lui. On dirait une bande dessinée en accéléré. La cavalerie, va-t-elle arriver ? Où est la cavalerie ? Tarratata Tarratata … Souvenirs en cascades. Oui. Ces rues, ces maisons,
CE camion!
Attention!
CE camion!
Puis le noir. Black. Negro. Où ? Ici.
Puis blanc;
tout blanc;
l’hôpital;
Boum;
TILT.
Les doigts s’agitent. Les lèvres vacillent. Dan veut se lever… Le corps ne répond pas.
Trop lourd,
trop usé,
TROP TARD!